Accueil > Non-Fiction > Pas Mon Genre > Quand J'avais Ton Genre
Il existe un discours dans la communauté trans qui dit « on ne change pas de genre ». Des personnes disent qu’elles ont toujours été ainsi, mais qu’elles ont tardivement compris, accepté, manifesté leur véritable genre. Au-delà de l’adhésion au discours normatif, il y a des récits sincères de personnes qui savaient depuis longtemps, depuis toujours, qui elles étaient. Il y a des personnes qui se découvrent et qui réalisent que tout jusque-là n’était que mensonge, et que leur nature véritable ne fait que se révéler. Il y a des personnes qui disent « je n’ai pas changé de genre ».
J’ai un respect entier pour ces personnes et leurs témoignages. J’aimerais seulement demander à ce qu’il ne soit pas dit « on ». Je ne me reconnais pas dans cette expérience de vie. Je n’ai pas toujours su, je n’ai pas toujours fait, je n’ai pas toujours été. Si je me laisse exprimer ce que je ressens, sans me soucier de ce qui en serra dit, j’ai envie de dire : « j’ai changé de genre ».
Je suis une fille ; j’ai été un garçon.
La réalité (*ma* réalité) est plus nuancée : je me sens très non-binaire, malgré mes expressions de genre codées très féminines ; je suis très fluide dans mes ressentis, malgré une tendance marquée vers la féminité. Je ne me sens plus « un mec » ; même lorsque je tords ma fluidité à son extrême masculin, j’ai toujours l’impression de me déguiser, de performer une masculinité sans réellement l’incarner. Aujourd’hui, je ne me sens plus mentir en disant « je suis une fille ».
Il n’en fut pas toujours ainsi. Il y a effectivement eu une période où, dans un cadre salarial, je me suis forcé·e à performer une masculinité sans nuance, et où j’en ai beaucoup souffert. Mais il y a aussi une très longue période, du lycée jusqu’à la fin de la fac, où, je le dis sans honte, j’ai été un garçon et je ne m’en sentais pas si mal. Mon expression de genre était très nuancée (maquillage quotidien, cheveux longs, boucles d’oreilles, colliers, etc), mais la manière dont j’étais perçu et dont je me percevais était indéniablement masculine. Certes, la transidentité était pour moi, à cette époque, un impensé, mais même aujourd’hui, je ne revisite pas cette période comme un mensonge ou une ignorance de ma réalité. J’ai même pu tirer une certaine fierté à être un garçon détendu avec sa masculinité. C’est d’ailleurs ce qui me rend aussi douloureux d’entendre aujourd’hui « on manque de modèles masculins alternatifs » : j’en ai été un. Sans avoir le moindre regret dans toutes mes décisions récentes, je confesse cependant une certaine nostalgie en évoquant cette époque.
Je constate un changement réel dans ma perception de moi-même ; un changement qui ne se manifeste pas juste en surface. Même si l’image que je donne de moi (mon expression de genre) n’est pas toujours en adéquation parfaite avec mon ressenti personnel (mon genre « intime », ou « profond »), elle est projetée à partir de ce que je *suis*. Et ce que je suis a changé. (Oserais-je parler d’un changement d’« intention de genre » ?)
Certaines personnes trans tiennent à ce qu’on parle de leur passé en employant leur genre actuel. C’est parfois mon cas, par exemple devant des personnes auprès de qui je ne suis pas out (qui ne savent pas que je suis trans), pour des raisons de sécurité ou de tranquillité : évoquer une anecdote d’une période où – selon mes termes – j’étais un garçon, mais en me genrant au féminin pour s’économiser des explications que je n’ai pas toujours envie de fournir. C’est, à mon sens, une torsion de la réalité. Il ne me semble pas juste de dire « quand elle était petite, elle… » en parlant de moi : je n’ai jamais été une petite fille. Je peux en souffrir, mais c’est ma réalité. C’est la formulation que je préfère devant des personnes qui ne me connaissent pas, mais dans un cadre intime, je suis entièrement d’accord pour que mon histoire ne soit pas réécrite, et que l’on dise « quand elle était petit, il… ».
Je souligne encore que je parle de ma réalité. Je ne considère absolument pas comme un mensonge qu’une personne trans emploie son genre actuel pour parler de son passé, tout autant que je respecte une personne qui dit « je n’ai pas changé de genre ». Lorsqu’une personne parle d’elle-même, sa réalité est LA réalité.
Pour moi, pour mon histoire, c’est important que les événements soient correctement contextualisés. Les garçons et les filles de mon age ont interagi avec moi en tant que garçon. J’ai été intégré de force dans la compétition, j’ai été mis à l’écart de la complicité féminine, j’ai partagé la camaraderie masculine, j’ai participé aux jeux de séduction hétéros (bien que maladroitement) en tant que garçon, j’ai parfois été perçu comme un rival ou une menace, et j’ai fait, pendant un temps, ce qu’on attendait d’un jeune homme. Je ne veux pas que cette réalité me soit enlevée. Aussi femme que je puisse être (ou devenir), j’aurai vécu cette enfance et cette adolescence. Elles font partie de moi, que je le veuille ou non, que je le rejette ou que je l’accepte.
(Je ne veux pas laisser de place à la méprise : mon changement n’est pas un choix. Le seul choix que j’ai fait, c’est celui de vivre ma transidentité plutôt que de la réprimer.)
Si je ne veux pas réécrire mon histoire, c’est aussi parce qu’elle est riche et pleine d’expériences variées. Je sais ce que c’est d’être considéré comme un garçon, parce que je l’ai été. Je sais ce que c’est que d’être considérée comme une fille, ou du moins je suis en train de le découvrir. Rares sont les personnes sur cette Terre à avoir une expérience similaire. (Et encore, mon expérience de l’humanité reste loin d’être complète : je ne sais pas ce que c’est que de subir du racisme, d’être parent, d’avoir un handicap physique…) Mais j’ai ce vécu singulier, partagé par quelques adelphes, d’avoir été l’un puis l’autre. C’est une richesse dont je veux être fièr·e. Je ne veux pas être une femme cis ; je veux participer à la diversité des vécus humains.
Si un jour une jeune personne se questionne sur son identité et trouve sa vérité dix ans avant l’âge où je l’ai fait, j’aurais remboursé ma chance d’avoir découvert la mienne dix ans avant mes adelphes de la génération précédente.
La représentation est tellement importante. Et à mon sens, elle commence avec ceci : « je suis trans, et j’en suis fièr·e ».