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Je vais bientôt faire une chirurgie et j’ai des crises de doute, mais en vrai ça va. Peu importe quelle chirurgie exactement ; je pense que ce que j’ai à dire peut résonner avec différentes personnes trans qui envisagent un changement physique, indépendamment de leurs corps actuels et idéaux. Je voulais aussi montrer comme le doute peut être un effet entièrement normal dans ce genre de circonstance, qu’il ne doit pas forcément être pris comme une raison pour « ne pas faire ».
J’ai la chance d’avoir un entourage respectueux et attentif, qui me permet d’exprimer mes doutes sans me renvoyer de jugement ni d’influence implicite. En l’écoutant avec empathie, mon doute m’a appris beaucoup de choses sur moi-même.
Face à une décision importante et aux conséquences irréversibles, il est normal de douter. Malheureusement, ce doute est souvent perçu, par les personnes concernées comme par leur entourage, comme une faille dans une certitude, comme l’indice que la décision entière serait mauvaise. Je suis en désaccord avec cette vision des choses : le doute est une part naturelle de tout processus de décision importante.
J’ai pris ma décision après une longue introspection. Une décision réfléchie, mesurée, déterminée. Pourtant, je doute encore. J’ai peur de me tromper. J’ai peur de regretter, plus tard. J’ai peur de perdre définitivement quelque chose ; j’ai peur que ça ne soit finalement pas comme je l’aurais voulu. Parfois, ce doute devient intense : je pense sérieusement à annuler, ou au moins à reporter pour m’accorder plus de temps. Et j’en aurais le droit, si j’avais vraiment besoin de plus de temps, ou si je souhaitais vraiment changer d’avis.
J’ai parfois la tentation de fuir ce doute parce que j’ai peur qu’il sape ma détermination. Mais en acceptant ce doute, je peux le regarder en face, calmement. En m’autorisant à changer d’avis, en envisageant sérieusement les autres options, y compris l’option de tout annuler, je refais un vrai choix. J’ignore ma décision initiale un instant, je la remets réellement en question, je reprends les choses à zéro, et je retourne dans mon arène intérieure : je retourne affronter ce démon que j’ai déjà vaincu, ou que j’ai cru déjà vaincre. Je ressuscite le monstre, et je l’affronte une fois de plus. Et chaque fois que je le tue, chaque fois que je traverse cette même peur, ces mêmes doutes, j’accrois ma confiance en cette décision.
Vaincre une fois un doute, c’est peut-être de la chance. Peut-être que ce doute avait raison, peut-être que j’ai triché en l’affrontant, peut-être que je ne l’ai pas entièrement regardé en face, et peut-être que si j’avais eu plus de courage, j’aurais vu que je n’aurais pas dû le vaincre, et que si je l’avais écouté, j’aurais pris la bonne décision, la décision de ne pas franchir cette porte, parce que ce doute ne protège pas cette porte en vain.
Il y a toujours de nombreuses voies. Faire ou ne pas faire. Faire ceci ou cela. Choisir parmi mille options, y compris celle de ne rien faire. (Ne rien faire, c’est aussi une décision, parfois lourde de conséquences.)
Il y a parfois des doutes qui ne concernent qu’une seule option, et qui ressemblent plus à une évaluation coût / bénéfice (ou effort / bonheur, etc). Ce n’est pas de ce genre de choix dont je parle, mais de celui qui présente plusieurs options différentes, toutes positives, mais incompatibles. (Les menus de restaurants m’ont toujours paralysé·e.)
Dans le cas qui me concerne, que je n’ai pas envie de détailler, j’ai deux grandes options (les autres options ne m’intéressent pas). Dans mon palais mental, il y a une pièce avec deux statues. Deux corps, qui me plaisent énormément. Deux corps nus très différents. Deux options incompatibles. Je sais que mon corps idéal est l’un de ces deux. (Entendons-nous bien : je ne parle pas d’un idéal absolu et universel. J’aime la diversité des corps ; je parle de *mon* corps.)
Tout le dilemme a été : lequel de ces deux corps est-ce que je souhaite habiter jusqu’à la fin de mes jours ? Sacrée décision ! J’ai fait un choix, et j’ai entamé les préparatifs. Mais le doute était là, sous la forme de la tentation pour l’autre choix. Chaque fois que je lisais un témoignage ou que j’entendais une anecdote qui concernait le choix que j’étais en train d’abandonner, ou même que je revenais spontanément devant ces deux statues dans mon palais mental, la tentation de faire l’autre choix était là. Elle était toujours présente, parfois intense. Comment renoncer à *ça* ?
Chaque fois que la tentation revenait, je retombais dans l’arène, face au doute ressuscité.
Au début, je savais intuitivement quelle décision était la bonne, mais l’intuition n’est pas une arme assez solide face à un doute aussi immense. J’ai pris ma vraie décision le jour où j’ai compris la différence entre les deux statues : l’une est celle du corps que je pourrai habiter jusqu’à la fin de mes jours, l’autre est un fantasme. Et c’est précisément ça qui rendait le doute aussi immense : la tentation d’incarner ce fantasme !
C’est en me posant la bonne question que j’ai trouvé la bonne réponse. En l’occurrence, la question n’était pas « quel est le corps le plus désirable » mais « lequel habiter » ? Et à la lumière de *cette* question, la réponse était claire ; la différence entre les deux statues était devenue flagrante.
Ce fut le jour où j’ai pris cette décision pour la première fois. Malgré ça, la tentation était toujours là, l’arène toujours ouverte. Chaque fois, je ramassais la même épée, les mêmes arguments, je subissais les mêmes blessures, les mêmes renoncements, et je prenais la même décision. Il m’arrive encore aujourd’hui de retomber dans cette arène, même si je suis devenue expert·e à naviguer le pattern du boss.
Vaincre un doute mille fois, c’est traverser la porte qu’il garde avec une chose précieuse : l’intime conviction de prendre la bonne décision. C’est cette expertise à traverser inlassablement le même doute avec les mêmes arguments, cette habitude qui rend trivial l’éternel débat interne, que j’appelle lucidité.
Tout comme le courage n’est pas l’absence de peur, la lucidité n’est pas l’absence de doute. C’est facile d’être imperméable à un doute : il suffit de ne pas le regarder. Les autruches en sont expertes. La lucidité, c’est la connaissance parfaite du doute, qui le rend incapable de nuire et trivial à vaincre.
Les vrais doutes ne meurent jamais. Ils deviennent juste familiers et inoffensifs.