Légitimité

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Texte retravaillé à partir d’une conversation avec l’une de mes sœurs, dont les questions et répliques sont en italique.

Anecdote et Réflexion

Je suis allée à une soirée d’anniversaire, samedi dernier. J’y suis allée en jupe féminine, maquillage et rouge à lèvres. Plutôt contente de moi. Et le fait que les premiers résultats de l’épilation laser me permettent un rasage vraiment propre me fait tellement de bien… Bref. Je passe prendre des chips au mini Casino du coin et une cliente me mégenre indirectement sans même y penser. (“Lui”.) Je ne l’ai pas mal pris, je n’ai même pas réagi, sur le moment, mais je l’ai noté : je ne passe pas, même au mieux de ce que je puisse faire actuellement. Ça m’a fait réfléchir (et j’y réfléchis toujours depuis) : qu’est-ce que je peux faire de plus ? Je prends ça un peu comme une défaite dans un jeu : j’ai fait de mon mieux, je n’y suis pas arrivée ; qu’est-ce que je peux améliorer pour la prochaine fois ?

Après cette anecdote, j’ai cherché ce que je pouvais « faire de mieux » dans cette expression de genre purement féminine. J’ai identifié quelques points : ma voix (pour cette anecdote j’ai prononcé deux mots à voix basse ; elle n’était pas en cause, mais dans l’ensemble, c’est un gros point), éventuellement mes mains, mon front, encore quelques détails, mais surtout… ma silhouette.

Traitement hormonale ; garder une masculinité

Oui, mais ça, ça ne fait pas partie des trucs que tu peux changer ! Si ?

Justement, c’est toute la question. Déjà, il existe l'option du traitement hormonal, qui coche beaucoup de cases (pilosité, silhouette) mais qui a d’autres effets, et qui a un “coût” élevé (en temps, en argent, en administratif, etc). Mais comme je ne suis pas décidé·e (et c’est une autre question), je cherche d’abord à travailler sans hormones.

Et puis les hormones, ya pas un côté irréversible ?

Si, partiellement, mais c’est pas hyper grave pour moi, parce que les peu d’expressions de genre qui me seraient inaccessibles (en l’occurrence : homme torse-nu, velu, barbu) ne m’intéressent absolument pas. Et puis quand je vois ce que des personnes nées femmes peuvent faire en termes d’expression de genre masculine, je me dis qu’un corps féminin peu carrément passer. :)

Mais est-ce que toi tu te sens bien quand tu es au top de tes possibilités d’expressions féminines ?

Ben justement, pas tip top. J’aime beaucoup mon expression de genre androgyne, même si on pourrait améliorer quelques détails… Je tolère mon expression de genre masculine, même si des fois je m’en sens prisonnièr·e… Et mon expression de genre féminine ne passe pas entièrement (barbe, voix, silhouette), et ça m’ennuie beaucoup. Par exemple, la toute petite ombre de barbe qu’il me reste encore quand je me rase minutieusement me déplaît énormément dès que je mets du rouge à lèvres. Sans compter qu’il reste des expressions de genre très féminines qui me sont complètement inaccessibles sans des modifications du niveau d’un traitement hormonal (décolleté, dos nu, etc).

C’est vrai qu’on parle beaucoup de genre et d’expressions féminines, mais est-ce que tu te sens masculin des fois ?

Assez peu, mais oui. Les expressions de genre masculines, en ce moment, sont toujours au moins un peu androgynes. J’utilisais une expression purement masculine quand je travaillais en bureau, il y a quelques mois… Et même encore, j’étais toujours imberbe (et les fois où j’étais mal rasé, ça m’ennuyait beaucoup), et avec des cheveux long, même si attachés. Mon visage anguleux me donne un côté elfique, et j’aurais du mal à faire plus masculin. Mais ça me va parfaitement, je ne veux pas faire plus masculin que “elfique”. En fait, ce que j’aime bien de ma masculinité, c’est une touche, comme une épice dans un plat. Je n’aime pas en faire l’ingrédient central. J’aime bien, par exemple, avoir un décolleté masculin quand je prends une expression de genre androgyne ambiguë (avec beaucoup de maquillage et des vêtements amples, par exemple). Allez, pour être honnête, je dois dire que j’aime bien en faire parfois l’ingrédient central, comme quand je mets une belle cravate, un gilet de dandy et une veste un peu classe. ^^ Mais c’est assez rare.

Dac, je vois un peu mieux. Dans ce cadre-là, ça serait pas gênant pour toi d’abandonner carrément ton expression masculine, puisque les rares traits qui t’en plaisent tu peux les retrouver facilement par des effets de “costumes” (si je puis dire) ! C’est à peu près ça ?

Complètement. C’est pour ça qu’un traitement hormonal ne me paraît pas aberrant, pour moi.

Bricolage et vallée de l’étrange

Donc. On en vient à ce qui me taraude en ce moment. Suite à cette anecdote et à ces réflexions, je me suis un peu triturée les méninges, et j’ai fait un essai, hier soir, seule à la maison. D’abord en bricolant avec ce que j’avais, puis avec un peu d’aide. Voilà : j’ai porté un soutien-gorge (rempli avec une écharpe chiffonnée, sous une chemise noire unisexe, sans maquillage ; juste cheveux longs et jupe). Ça me retourne le cerveau de me voir dans la glace avec une silhouette vraiment féminine. D’un côté ça me plaît énormément, d’un autre, tous mes petits indices de masculinité me reviennent dans la tronche puissance dix. C’est assez dur, en fait. C’est une tentation inaccessible. Une critique assez froide de tout ce qui ne passe pas.

Oh tu étais dans la Vallée dérangeante, mais du genre ! C’est une théorique qui vient à la base de la robotique, je la trouve fascinante !

Exactement ! En fait, cette « Uncanny Valley », j’y suis en permanence, en ce moment, chaque fois que je pousse mon expression féminine. Là, c’est juste mille fois pire. X) C’est une forme de dysphorie, j’imagine. C’est d’ailleurs ça que j’ai dû dépasser pour trouver mon expression de genre androgyne ambiguë.

Et est-ce que tu penses qu’avec un traitement hormonal tu sortirais de cette vallée ?

J’imagine. J’espère. Et je pense qu’avec la fin de l’épilation laser, un peu de travail sur ma voix, et le package habituel (maquillage, jupe, etc), plus ce nouveau “bricolage” de fausse poitrine, si je ne passe pas encore, ce sera vraiment, vraiment plus très loin. (Pas unclockable, mais passable.)

Légitimité

Ce qui me dérange surtout, dans l’immédiat, c’est un problème de légitimité. J’en ai discuté brièvement avec un·e ami·e ; iel trouve que la question de la légitimité ne se pose pas, et iel n’a pas entièrement tort, mais pour moi elle se pose. Une fausse poitrine, « c’est de la triche ». Je suis légitime à me maquiller : même si, dans notre société, c’est étrange pour un homme de se maquiller, tout le monde voit bien que c’est juste du maquillage. Une fausse poitrine, c’est faire croire que j’ai un corps de femme. C’est un mensonge ; je cherche à faire croire en quelque chose de faux.

L’obsolescence de la légitimité sur scène

[Brève discussion à propos de Drag et de cross-dressing dans un contexte théâtral.]

La scène est le prétexte ultime, au-delà de toute question de légitimité. C’est d’ailleurs, à mon sens, la différence fondamentale entre le drag et le passing. Si mon problème est celui de la légitimité, la scène esquive entièrement la question.

Par exemple, je me sentirais carrément de porter un soutien-gorge avec un chapeau de sorcière à une soirée Halloween. Ce serait un contexte similaire où la légitimité n’aurait plus cours. Le déguisement serait une sorte d’alibi. Pour moi ce ne serait pas toujours un “déguisement”, mais ça pourrait être perçu comme tel, et ça me donnerait un prétexte socialement acceptable au cross-dressing.

Dans tout contexte scénique, qu’il soit construit (théâtre, drag-show, etc) ou spontané (carnaval, Halloween, etc), la question de la légitimité devient automatiquement caduque.

Le manque de légitimité

Il y a quelques mois, je me suis trouvée face à cette question bête : avec une expression de genre féminine, je vais dans quelles toilettes ? (Pire : dans quels vestiaires, si je dois ressortir avec une expression de genre différente ?!?) C’est vraiment bête, et pourtant… Actuellement, ma position est la suivante : je vais dans les toilettes pour hommes. La raison est très pragmatique : dans des toilettes pour hommes, si on me fait une remarque, je peux « tomber le masque » et prétendre “légitimement” être un homme. Dans des toilettes pour femmes, en plus du fait que je puisse être perçu comme une menace, si je suis « repéré·e », je n’aurais plus aucune “légitimité”. Je ne serais plus qu’un « mec en jupe ». Mon rapport à une fausse poitrine est similaire. Le maquillage, je peux l’assumer en tant que « mec en jupe ». Une fausse poitrine, « c’est de la triche », et je ne me sens pas légitime.

Hum je vois ! C’est clair que ça pose plein de questions d’ordres pratiques que je n’avais pas envisagées ! Mais est-ce que justement, cette question de légitimité ne serait pas en réalité une question d’assurance ? Si tu te poses la question « dans quelles toilettes je vais », c’est parce que tu n’as pas de genre “assumé” ! Moi cette question je me la pose jamais, parce que je suis assurée d’être une fille ! Mais si toi tu te la poses, c’est qu’il y a ambiguïté pour toi ! Si tu étais complètement sûr·e de ton genre au moment où tu te sens de ce genre, tu n’aurais pas de soucis de légitimité parce que tu saurais vraiment qui tu es à ce moment-là !

Personnellement, je vois les choses un peu différemment. Mon “assurance” est pragmatique. Quels sont mes derniers retranchements ? Homme. Au “pire”, rien ne peut contester ma masculinité. Je peux toujours « tomber le masque ». Ce n’est pas le cas de ma féminité (en tout cas pour l’instant, avec un corps et un sexe d’homme). Ce n’est pas ce que je crois qui va faire plier la réalité. Aussi confiante dans mon expression féminine que je puisse être, si je suis clocked (« repéré·e »), ma croyance et ma confiance en moi ne valent plus rien.

Moi perso j’ai plus ce genre de soucis avec mes cheveux : j’assume pas trop leur longueur, j’aimerais me faire des jolies coiffures stylées, mais j’assume pas du tout de paraître “précieuse” comme ça ; parfois j’essaye de me coiffer bien, mais je laisse rapidement tomber parce que je ne me sens pas légitime à me faire autre chose que des chignons claqués ! X)

C’est intéressant, et j’avoue que je sais pas trop quoi répondre. Tu manques de confiance dans ta coiffure parce que tu ne saurais pas quoi dire si quelqu’un qui sait se coiffer la critiquait. Tu pourrais construire ta confiance en apprenant à te coiffer, et tu saurais affronter les remarques parce que tu saurais, objectivement, que tu te coiffes bien. (Je grossis un peu le trait, mais est-ce qu’il y a du vrai là-dedans ?)

Par exemple, j’aurais beaucoup plus de “confiance” dans ma féminité si j’avais des seins. Une sorte de “preuve” sur laquelle construire une confiance. C’est pas moins bête qu’un diplôme, dans un contexte où ce qui compte réellement c’est la compétence. C’est une question de légitimité. Je peux être mille fois plus féminine dans mon maquillage, ma voix, mes vêtements et mes manières qu’une afab négligée, elle sera toujours plus “femme” que moi tant que j’aurai un pénis et un torse plat. Et j’ai bien conscience que c’est ridicule. Mais la légitimité est ridicule. Mais toute ridicule qu’elle soit, elle me coince, là…

Remplacer la Légitimité par la Confiance

Cette légitimité, je ne l’aurai pas tant que je n’aurais pas entrepris de modification physique, et elle sera obsolète quand j’en aurai entreprise, puisque cette légitimité se construit pour moi sur une réalité physique, anatomique.

Plutôt que de chercher une légitimité que je ne pourrais obtenir que par ce qui la rendrait obsolète, je devrais plutôt chercher à me construire une confiance dans ce que je projette.

C’est vrai que je ne me sentirais pas à l’aise de porter un faux soutien-gorge en public ; la présence d’une personne de confiance, d’un environnement social familier et safe m’aideraient à prendre tranquillement cette confiance.

16 octobre 2019

Plus Tard : La Ruse et la Triche

Après plusieurs discussions avec diverses personnes et quelques essais en intérieur et en extérieur, je reviens sur ce texte, sur ces réflexions.

Je considère toujours que, hors d’un contexte scénique, un soutien-gorge sur un torse d’homme, c’est de la “triche”, parce que c’est chercher intentionnellement à faire croire à un trait anatomique. Cependant, l’androgynie réside dans la provocation du doute. Une expression de genre androgyne ne cherche pas à faire croire à un genre ou à un autre, mais à brouiller les frontières, à estomper la démarcation, à instiller le doute. Dans une expression de genre androgyne, je cache certains indices et j’en suggère d’autres, mais je ne mens pas. Le doute existe dans l’œil de l’observateur·ice.

J’ai fait des essais avec un soutien-gorge très discret. Même sous une simple chemise, il se distingue à peine. Je peux le porter avec une expression de genre masculine sans provoquer le moindre doute. Mais avec une expression de genre androgyne ou féminine, il suggère. Il laisse imaginer. Ce n’est plus de la “triche”, c’est une “ruse” ! Non, je n’ai pas de poitrine féminine ; je n’ai jamais prétendu en avoir une ; ce sont les personnes autour de moi qui imaginent, qui doutent. Je n’ai fait que laisser planer le doute.

Quelqu’un de non-binaire avec des seins peut faire quelque chose de similaire avec un binder. Ne pas prétendre ne pas en avoir ; laisser croire qu’il n’en a pas. Laisser imaginer qu’il puisse s’agir d’une musculature masculine, par exemple. Et ici, les androgynes se rejoignent. Dans le doute distillé ; dans le clair-obscur ambigu. Dans la possibilité qu’il puisse s’agir de l’un ou de l’autre. Qu’il puisse s’agir de l’un ET de l’autre. Si un homme pourrait ressembler à cette image, et qu’une femme pourrait ressembler à cette même image, il n’y a plus de triche, puisque, indépendamment de la « réalité », les deux sont possibles. Les deux sont plausibles.

« Je n’ai pas prétendu être ce que je ne suis pas. Je t’ai laissé imaginer que je pouvais être ce que je ne suis pas. » Plausible deniability.

Ce n’est pas de la triche. C’est une ruse.