Accueil > Non-Fiction > Pas Mon Genre > La Puce à l'Oreille
Dans cet article, je compte partager mon expérience, confier mon témoignage qui éclairera peut-être la situation d’autres personnes dans un cas similaire au mien, pour elleux ou leur entourage. J’aimerais raconter ces petites incohérences, ces plus-ou-moins discrètes bizarreries qui auraient pu me mettre la puce à l’oreille plus tôt, ces indices que je ne lis qu’à la lumière de ma trop récente prise de conscience.
Si je regarde mon enfance et mon adolescence non pas comme vécue par un garçon hétéro introverti mais comme une fille lesbienne dans le placard, beaucoup d’inconfort social fait beaucoup plus sens. Sauf qu’au lieu d’être assigné·e à une orientation sexuelle, j’ai été assigné·e à un genre. Ce n’étaient pas mes rapports avec les filles qui posait problème ; mes interactions étaient perçues par tout le monde (elle, moi, les autres) comme une séduction potentielle. À ces âges-là, c’est d’ailleurs tout autant difficile pour un garçon hétéro d’être juste ami avec une fille, que pour une fille de ne pas être juste amie avec une autre fille. (Mais l’invisibilité sociale du saphisme n’est pas le sujet.) Ce qui posait problème, c’était mon genre perçu (puisque performé, faute de modèle alternatif) et la socialisation qui en découlait. Étant un garçon, je ne pouvais pas être juste ami avec des filles, et puisque je refusais la compagnie des autres garçons (puisque je ne voulais pas être comme eux, sans le comprendre), j’étais très solitaire. Introverti·e, je le suis, mais je pense que mon caractère m’aurait seulement rendu indifférent·e aux interactions sociales, pas en réel rejet, si mon genre avait été en accord avec celui que l’on m’imposait. Peut-être cette nuance aurait-elle pu me mettre la puce à l’oreille.
Mon rapport à mon propre corps, toujours à cette période de puberté, aurait également pu être lu comme un mal-être plus profond qu’une simple pudeur. Jamais, depuis mon adolescence, je n’ai porté de short, et très rarement de t-shirt à manche courte. Je trouvais ça normal, même en plein été, d’être couvert des chevilles jusqu’au cou et aux poignets. Pourtant, des photos de mon enfance me prouvent, bien que je l’eusse oublié, qu’avant ma puberté, je portais régulièrement shorts et sans-manche. Un fait saillant, qui me choque tant il aurait pu être au moins interrogé, si ce n’est par moi, au moins par mon entourage : depuis très longtemps, et même encore aujourd’hui, me baigner m’est très désagréable. J’ai passé plusieurs vacances à la plage en refusant d’aller nager, et rien ne me contentait plus que l’autorisation tacite de pouvoir marcher, vêtu de la tête aux pieds, et simplement bavarder en agréable compagnie. Chaque proposition (voire injonction familiale ou sociale) était une douleur. (J’ai même un exemple qui date de l’été dernier !) Personne, pas même moi, n’est venu questionner cette pudeur extrême et ce qu’elle pouvait cacher. Ce n’est qu’aujourd’hui que je suis capable de la voir pour ce qu’elle est (de la pure et simple dysphorie) et de m’en prémunir de façon appropriée.
J’ai l’intime conviction que, dans un environnement plus favorable, j’aurais pu faire ma transition à seize ans, presque douze ans plus tôt. À cette époque-là, j’ai vécu un grand changement dans ma propre perception et mon apparence. Un changement que je considère comme similaire, en importance et en direction, à celui que j’ai vécu cette année. Très simplement, j’ai commencé à m’habiller en noir, à porter un grand manteau, et à me maquiller. J’étais perçu comme « gothique », même si je n’ai jamais eu l’intention de porter cette étiquette ni d’appartenir à un groupe (au demeurant inexistant dans mon horizon social à l’époque). Avant ça, je ne portais que les vêtements que l’on mettait dans mon armoire ; ma famille avait quelques amis dont les garçons étaient légèrement plus vieux que moi, et je crois bien qu’avant ce grand manteau noir, je n’ai jamais eu le désir de posséder un vêtement.
Ce n’est que lorsque ce « style » est entré dans mon horizon des possibles que j’ai commencé d’une part à prendre conscience que j’avais une apparence sociale, et d’autre part à m’en saisir et à la créer par et pour moi-même. Voici, résumé (et romancé) ma réaction face à ce possible : « Woaw ! Un garçon a le droit de s’habiller comme ça ? Ok. Je veux m’habiller comme ça ! » Il eut été plus rapide de remettre en cause l’aspect « garçon » de l’équation, mais bon… Le mot « femme trans » n’est entré dans ma vie que bien après le mot « gothique ».
J’ai commencé à me maquiller au lycée, en première, chaque jour, et de même à la fac ; j’ai précieusement gardé ce look androgyne, et la case à laquelle on m’avait assigné est devenue un peu plus supportable. Je n’ai jamais lâché cet alibi (sauf plus tard, temporairement, pour le travail). Je n’ai jamais abandonné ce passe-droit à m’extirper de ce carcan qu’était pour moi « jean baskets ». J’avais le droit de porter des boucles d’oreilles, des colliers, des grands vêtements, de me maquiller. Il existait un endroit à l’intérieur de ma case d’assignation où je pouvais faire tout ça. Je ne dis pas que tous les mecs gothiques sont des meufs trans au placard ; je dis juste que pour moi, ça a été un exutoire. Peut-être que si j’avais eu d’autres modèles, à cette époque, j’aurais probablement suivi un autre chemin avec douze ans d’avance.
Je n’ai pas lu ces indices. Personne autour de moi ne les a connectés les uns aux autres. Après tout, j’étais un garçon attiré par les filles, et le reste n’était qu’introversion, pudeur et crise d’adolescence.
Voilà.
J’espère être pour d’autres ce qui m’a cruellement manqué, il y douze ans. Je souhaite que personne ne manque de modèle pour ce qui lui conviendrait d’être. Je souhaite que chacun·e puisse avoir un environnement sain et bienveillant pour pouvoir paisiblement étaler tous ses propres indices, et prendre le temps de les relier ensemble, et dessiner son propre futur.