Continuité dans la Transition

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Discontinuité

Le récent coming out d’Abigail Thorn, créatrice de la chaîne YouTube « Philosophy Tube », en tant que femme trans, et le récit qu’elle livre de son expérience, me donnent envie de partager une perspective personnelle à contre-courant.

« Changer de genre, c’est comme éclater une ancienne personnalité fausse pour en créer une nouvelle qui soit juste. » Ceci est une caricature de ce que beaucoup de personnes cis pensent, et de ce que beaucoup de personnes trans expriment. Je ne prétends pas que c’est faux ; beaucoup de personnes concernées expriment honnêtement ce vécu (du moins une version personnelle et nuancée de cette caricature dont je me sers pour illustrer mes propos) et doivent être respectées dans leur parole. Je ne remets pas en cause cette réalité intime ; j’aimerais simplement ajouter une perspective sur mon propre vécu, qui se trouve être radicalement différente.

Un coming out trans a toujours quelque chose de spectaculaire. Contrairement aux coming out qui concernent l’orientation sexuelle, le « avant / après » trans provoque un contraste visuel saisissant : changements de morphologie, de voix, de performance sociale, et de tant de petites nuances subtiles qui s’assemblent en un grand bouleversement. Même sans aucun élément médical (hormones, chirurgie, etc), la manière de mettre en valeur un corps par les vêtements, un visage par le maquillage, une personne toute entière par son comportement, tout ceci est capable de provoquer une rupture nette.

Souvent, les vécus transgenres s’accompagnent d’un rejet, ou au moins d’une distanciation par rapport au passé. Enracinée dans le mal-être de la dysphorie physique et sociale, cette distance nous pousse souvent dans cette narration de la discontinuité. « L’ancien moi », « the man who isn’t there », le « mensonge » que l’on brise, le « deuil » à faire qui invoque ce mythe de la mort et de la résurrection. Je m’en suis rendu·e coupable moi aussi. Comment expliquer une chose aussi radicale, sinon par la discontinuité ?

Souvent sincère, je veux bien le croire, ce récit est parfois forcé, comme d’autres (comme c’est le cas de l’essentialisation ou du récit de « l’âme dans un mauvais corps »), par notre société binaire et cis-normative. De nombreux facteurs (désirs de légitimité, de sécurité, etc) poussent les personnes trans à adhérer à ce récit de la discontinuité, à le performer à outrance : une sortie de placard nette, un tour de passe-passe digne d’une régénération de Dr Who. « Boom ! New me ! » Et ensuite : ne jamais regarder en arrière, cacher ses doutes, et rentrer sagement dans l’autre case.

Mais si vous me connaissez un tout petit peu, vous saurez que je n’ai pas fait tout le chemin pour sortir d’une case juste pour retomber dans celle d’à-côté. Aujourd’hui, on va parler de continuité (et, fatalement, de non-binarité).

Continuité Intérieure

Une pensée qui a beaucoup rassuré mes parents était d’entendre (et surtout de constater) que, comme mes sœurs l’ont dit, « Kali, c’est toujours la même personne ». Et c’est vrai : c’est toujours moi. De mon point de vue, je n’ai vécu aucune discontinuité. J’ai vécu beaucoup de changements, bien sûr, mais pour moi, tout s’est fait assez naturellement, et sur une longue période. (Et qui sait si cette période est vraiment finie ?)

Je vais brièvement agiter la métaphore du bateau de Thésée pour rapidement la mettre de côté : oui, je suis la même personne, même si je change. J’ai changé de beaucoup d’autres manières, ces dernières années : mes objectifs de vie, mon regard sur la société, la manière dont je pense le travail ; tous ces changements, forgés par des rencontres, des lectures, des expériences de vie, font de moi une personne très différente de celle que j’étais il n’y a pas si longtemps, par exemple en quittant la fac. Une personne différente dans ses intentions, sa présentation, sa compréhension du monde, mais au fond, la même personne. C’est bien « moi » qui ai fait des choix, il y a longtemps, avec lesquels je ne suis peut-être plus d’accord aujourd’hui, parce que ce que j’ai vécu depuis s’est ajouté à ce que j’étais alors, et ferait pencher la balance dans une autre direction si le même choix m’était présenté.

Les personnes changent tous les jours, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer un mythe de la réincarnation pour justifier un changement de goût ou d’avis. Certes, une transition de genre a un aspect visible parfois spectaculaire, mais sous la performance, sous le genre, il y a le même être humain. En tout cas, c’est mon expérience ; si d’autres personnes trans expriment une discontinuité radicale, j’espère qu’elles le font sincèrement, et non pour adhérer à un discours normatif.

Lente Discontinuité

Un autre point où je me sens en décalage par rapport au discours traditionnel de transition, c’est la temporalité. J’ai commencé à me maquiller il y a dix ans. J’aime prendre cette anecdote en exemple parce qu’elle illustre bien cette temporalité. Pendant dix années, j’ai utilisé l’alibi du style gothique (même si je n’ai jamais revendiqué cette étiquette ni côtoyé une quelconque communauté) pour exprimer ma « non-conformité de genre » (pour parler français). J’ai toujours eu des vêtements que beaucoup jugeraient extravagants, et ça n’a pas changé depuis ma transition. Que je m’habille d’une manière perçue comme masculine ou féminine, il y a presque systématiquement cette dimension décalée, cette non-conformité.

Je dis « depuis ma transition » comme s’il s’agissait d’un point net dans mon histoire, mais j’essaye justement de construire une narration différente. On pourrait même dire que « ma transition » a commencé il y a plus de dix ans et se poursuit encore aujourd’hui. Et tout au long de cette lente discontinuité, je n’ai cessé de changer, d’expérimenter, d’ajouter des éléments à mes expressions de genre. J’ai commencé à porter des jupes (masculines) bien avant de commencer ma transition médicale ; j’ai récemment gagné en confiance et en audace dans mon maquillage, ce qui me permet aujourd’hui des résultats très différents de mes débuts ; il y a encore des choses que j’aimerais changer qui ne se feront probablement pas avant des années.

Dis·continuité

S’il y a effectivement une discontinuité (et il me serrait facile de présenter deux photos « avant / après » et d’adhérer à ce discours), elle s’est en vérité opérée sur une très longue période. Pourtant, il est aussi vrai qu’une période récente a vu beaucoup de changements marqués. Où est la réalité ? Autant qu’il puisse être facile pour moi de créer une histoire de transition nette, il m’est tout autant facile de trouver une foule d’éléments de continuité. La réalité est nuancée, et ce que nous percevons, de nous comme des autres, est la narration qui en est faite.

Mais qui produit cette narration ? L’histoire est écrite par les vainqueurs. Si les personnes concernées se laissent faire, elles laissent « la société » les définir selon ses critères, selon ses représentations, selon ses cases. Voici ma narration ; d’autres personnes ont des vécus très différents, et leurs paroles doivent être respectées.