Accueil > Non-Fiction > Pas Mon Genre > Briser les Règles
Une immersion intime dans le cheminement de transbienne T4T à voidpunk et au-delà.
Remerciements à Axiel pour l’aide à la traduction.
Vient un moment dans la vie d’une fille trans où elle réalise qu’elle est une fille. Mettons que tu sois cette fille. Mettons que tu viennes juste de le réaliser, et avant ça, tu t’es toujours (toujours ?) considérée comme un mec attiré par les filles.
Désormais, tu es une fille. Tu explores ça à ton propre rythme, secrètement ou en plein jour, seule ou guidée… mais tôt ou tard, tu deviens confortable avec ça, et sans trop t’en rendre compte, tu es une fille.
C’est alors que tu réalises. (Encore.) Quelqu’un dans la rue te traite de lesbienne. Ou un·e ami·e dit que tu es une lesbienne. Ou tu te rends juste compte que tu es en train de tenir une fille par la main, comme tu l’as toujours fait, et tu vois deux mains de filles l’une dans l’autre, et tu te dis « je suis une lesbienne ».
Et puis, tu commences à remarquer d’autres filles trans. C’est comme si elles étaient soudain apparues, mais en réalité ce sont juste tes nouveaux yeux qui les voient pour la première fois. Et tu trouves de la beauté en elles, parce que tu as accédé à une nouvelle nuance de féminité en toi-même, et tu en es venue à l’apprécier, et sans trop t’en rendre compte, tu en viens à l’aimer.
Tu ne réalises même pas à quel point c’est naturel de sortir avec une fille nouvellement trans lorsque tu es toi-même une fille nouvellement trans, parce qu’elle voit ta beauté récemment découverte de la même manière que tu vois la sienne. Après tout, tu aimes les filles, et c’est une très jolie fille. Et sans trop t’en rendre compte, tu as un pénis de fille dans la bouche.
C’est alors que tu réalises. (Encore.) Tu as du désir pour son corps. Et tu n’es pas un mec en train de faire une fellation à un autre mec. Vous êtes deux filles en train de partager vos vunlérabilités. Et dans la façon dont elle soupire, dont elle gémit, dont elle se cambre, ça te semble plus familier que tu ne l’aurais cru. Après tout, tu aimes les filles, et c’est une très jolie fille. Mais ton corps est très similaire au sien, un corps que tu désires, et soudain, la magie opère : le bruit perpétuel de ton cerveau abhorrant ton propre corps… s’est tu. Tu n’as même pas remarqué quand, exactement. Malheureusement, ce bruit est toujours là le lendemain matin. Mais tu sais désormais qu’il n’est pas perpétuel. Et tu sais désormais qu’un jour viendra où ce bruit se taira pour toujours.
Mais pour l’instant, malgré tout, tu es un tout petit peu plus confortable avec ton propre corps. Et sans trop t’en rendre compte, elle a ton pénis dans sa bouche. Tu te souviens de ce que c’était quand tu étais un mec. (As-tu jamais été un mec ? Disons « lorsque tu prétendais, y compris envers toi-même, être un mec. ») Mais cette fois, dans la manière dont tu soupires, dont tu gémis, dont tu te cambres, ça te semble moins familier que tu ne l’aurais cru. Elle est délicate, parce que tu es une fille, parce qu’elle sait qu’elle n’est pas un mec en train de faire une fellation à un autre mec, parce qu’elle a le même organe doux et fragile que le tien.
Et peut-être que ton histoire s’arrête ici. Tu es une lesbienne qui n’a jamais touché un homme, et tu vécus heureuse pour toujours. Et c’est là où tu arrêtes de lire. Mais peut-être, peut-être, la fissure dans le sol, ouverte par ta transgression d’une loi naturelle de l’univers, n’est pas refermée par ta féminité sans faille. Peut-être, peut-être, la fissure s’élargit un peu.
Vient un moment dans la vie d’une fille trans où elle réalise qu’elle est attirante pour les hommes. Tu t’es faite siffler dans la rue (et ça t’a fait différent qu’une insulte ; pas mieux, mais différent). Tu t’es faite mater par des vieux (ils ont encore moins de honte que les jeunes). Peut-être qu’un ancien ami, du groupe de garçons auquel tu appartenais, t’a complimentée avec un sourire en coin. Un sourire sincère, néanmoins, mais autant en coin que le tien lorsque tu l’as remercié avec enthousiasme, parce que vous vous souvenez toustes les deux d’une époque pas si lointaine où aucun·e d’entre vous n’aurait cru ça possible. Les mecs te coupent la parole, t’infantilisent, négligent tes compétences et tes connaissances, bien sûr (après tout, tu es une fille), mais certains d’entre eux te trouvent drôle, intelligente, belle… et l’un d’entre eux te le dit. Après tout, il aime les filles, et tu es une très jolie fille. Et sans trop t’en rendre compte, ta joue est posée sur une poitrine nue et plate.
C’est alors que tu réalises. (Encore.) C’est pas si mal que tu ne l’aurais pensé. Tu en glousserais presque, parce qu’il n’y a pas si longtemps, tu avais une poitrine plate et velue juste comme celle-ci, et tu aimais bien quand une fille y posait sa joue, tes mains s’attardant dans ses cheveux, tout comme sa main s’attarde dans les tiens.
Et peut-être que ton histoire s’arrête ici. Tu es une fille bisexuelle, tu as trouvé ta place dans le monde, et aucune porte ne t’es fermée. Et c’est là où tu arrêtes de lire. Mais peut-être, peut-être, la fissure dans la structure de la réalité t’invite à toucher ce mur entre les portes, et à le fracasser.
Soudain, tu te trouves incapable de reconstruire ton genre. Être une fille est devenu facile, mais c’était aussi facile d’être un mec, et tu pourrais… si tu voulais… juste une journée… Après tout, tu es un très joli garçon, quand tu le veux. Tu commences à tout mélanger, à tordre chaque règle selon tes lubies, à les briser intentionnellement. Pansexuel·le non-binaire n’est pas même le début de ce que tu es. Tu pourrais passer pour un mec trans, à présent. You were born naked, and the rest is drag. Quel est ton genre ? Mais qu’est-ce que le genre ? Tu aimes des gens, pas des genres. Tu portes des vêtements, pas des genres. Tu es toi, rien de plus, rien de moins. Tu peux marcher dans la rue, confusion de genre faite chair, et plonger chaque humain qui pose les yeux sur toi dans une crise existentielle, telle une horreur lovecraftienne, ne leur donnant d’autre choix que de rejeter la vérité que tu incarnes, ou de s’effondrer pour se réveiller dans une cuve de clonage gardée par des machines.
La fissure s’élargit encore et encore. Tu répètes le même cycle avec chaque règle : apprendre, maîtriser, tordre, briser. Tu as brisé la binarité de genre ; l’hétérosexualité ne fait même plus sens, à présent, à travers le prisme de tes nombreux yeux. La monogamie se dissout sous tes doigts, et la fissure continue à s’élargir. Tu épouses ton autisme comme si de rien n’était. En réalité, rien n’en est, tu es juste entouré·e de personnes allistes, et ce sont elles qui sont incapables de communiquer correctement. Tu trouves les tiens, ciels qui sont fait·es de la même glaise que toi, aussi aisément que s’iels étaient faites d’or étincelant dans ta vision de la matrice. Certain·es d’entre elleux se découvrent à peine, et à travers toi, iels voient les leurs pour la première fois. D’autres sont encore plus loin que toi sur leur chemin ; iels t’invitent à muter à nouveau, à continuer à briser mur après mur, à continuer, chaque matin du monde, à devenir toi-même. Peut-être que tu essayes de devenir tant de choses différentes en même temps que ton esprit se brise, et tu accueilles tes nombreux toi aussi chaleureusement qu’iels t’accueillent. Ou peut-être que ton esprit s’était brisé il y a bien longtemps, et ce n’est que maintenant que tu es capable de retourner en toi-même pour les sauver toustes, de redevenir entièr·e à nouveau, ou de devenir plusieurs, et peut-être les deux à la fois. Pluriel, Système, Voidpunk, Therian, Transhumain·e… Des étiquettes sur une entité en évolution permanente.
Mais ton histoire ne s’arrête pas ici. Et cette fois-ci, tu ne peux pas arrêter de lire.
La fissure ne cesse jamais de s’élargir, jusqu’à ce que tu ne te trouves plus au bord d’un précipice, mais au sommet d’une falaise du bord du monde, au-dessus d’un océan de chaos primitif. Les murs sont en ruine autour de toi ; leurs portes ne sont plus qu’un lointain souvenir. L’Amour est méconnaissable, n’ayant plus rien à voir avec l’union unique et sacrée entre deux moitiés opposées que tu connaissais, et tu le vois désormais sous sa véritable apparence : une toile liquide qui s’étend à travers des mondes et des siècles. Tu as désassemblé et réassemblé la Famille pour la porter comme une seconde peau. L’argent a cessé de faire sens il y a fort longtemps, et tu vois désormais le capitalisme pour ce qu’il est : un filet qui emprisonne pratiquement tout, et tu ne comprends pas pourquoi tout le monde n’est pas en train d’essayer d’y échapper. Ton précieux corps est ton réceptacle en ce monde ; il ne t’appartient pas, il est toi, et tu n’appartiens à personne. Être perçu·e comme humain·e ou non n’en est qu’un corollaire. La « Réalité » n’est que la fiction du haut de la pile, et chaque fiction compte, parce que les émotions que tu y vis sont réelles. La « Réalité » n’est pas moins importante, et être méchant·e envers un personnage fictionnel t’endommage toi-même autant qu’être méchant·e dans la fiction du haut de la pile.
Toutes les illusions ont été dissipées, désormais, et ne reste que la vérité, les derniers murs, les seules véritables ressources : le Temps, l’Amour, la Mort et l’Art. Tu les fusionnes en une ultime épiphanie : l’Amour et l’Art ne sont qu’une seule et même chose ; le Temps et la Mort sont les seules limites à l’Amour-Art que tu étais, es et seras capable d’être en ce monde. Et cet Amour-Art contenu dans ce Temps-Mort, c’est… c’est tellement simple, tellement évident, c’est presque vain de le dire… c’est ce qui s’appelle la Vie. Ton unique, précieuse et magnifique Vie que tu sculptes jour après jour. Le fil coloré qui s’entremêle avec tous les autres fils colorés, et forment ensemble… ce qui s’appelle le Monde. Et en ce Monde, tous les fils sont précieux. Pas seulement certains. Tous.