Accueil > Non-Fiction > Pas Mon Genre > La Fille dans le Miroir
Toujours dans mon intention de témoignage personnel, je viens aujourd’hui parler d’une expérience que je n’ai jamais entendu partagée ailleurs. Peut-être ce témoignage restera-t-il une singularité, peut-être trouvera-t-il un écho chez certain·es… Dans tous les cas, je me sens tenu·e de le partager.
J’ai toujours cherché à rendre mes témoignages aussi indépendants de la “direction” de transition que possible, afin que chacun·e puisse plus facilement se voir dans ces anecdotes. Même si j’ai l’intention de garder cette ligne, le titre de cet article est à entendre dans un contexte M-to-F. Je suis assigné·e homme à la naissance et genderfluid, ce qui me pousse à chercher à paraître féminine (puisque paraître masculin n’est pas une difficulté pour moi), et c’est de ça dont je vais parler ici. J’aimerais rester aussi “gender-agnostic” que possible, mais aujourd’hui je ne m’en sens pas la force. Je vous prierai donc, pour cette fois encore, de faire la gymnastique mentale de renverser les genres d’origine et de destination lorsque cela vous sied mieux.
Je ne me vois pas.
Les moments où je perçois mon apparence sont en réalité très rares et très calibrés. Je ne vois mon visage pratiquement que devant mon miroir, toujours de face, toujours les yeux ouverts. Pour voir mes paupières, ma nuque ou simplement mon profil, je dois prendre une photo, ce que je fais peut-être plus souvent que la moyenne, mais toujours moins souvent que je ne me vois dans un miroir. Je vois les vêtements que je mets, et si je trouve un miroir en pieds, je les vois sur moi, mais seulement statique et de face. Je ne me vois pas habiter mon corps ni mes vêtements. De quoi ai-je l’air lorsque je marche avec cette jupe ? Lorsque le vent fait flotter mon manteau ? Lorsque le crépuscule gomme ceci et souligne cela ? Rarement, mon ombre sous un lampadaire ou mon fugitif reflet dans une vitrine me donnent un indice, un angle… ou plus exactement me rappellent à quel point l’angle et le contexte dans lequel j’ai l’habitude de me percevoir me donnent une image partielle et spécifique.
Je n’entends pas réellement ma voix. J’entends mes mots, et si j’y fais attention j’entends mon intonation, mais, comme n’importe qui, entendre l’enregistrement de ma propre voix me cause un sentiment d’étrangeté. Je sais, lorsque je m’écoute parler, si j’arrive à avoir une voix plutôt grave ou plutôt aiguë, mais je ne peux pas vraiment juger de son timbre. Là, est-elle féminine ? Et là, est-elle masculine ? Paraît-elle forcée ou naturelle ? Et mon langage corporel ? Mon rire ? Mes expressions faciales ? Je peux faire toutes les grimaces que je veux devant lui, mon miroir a ses limites.
Et quand bien même, combien de fois par jour, par semaine, par mois, ai-je l’occasion de me voir en photo, de m’entendre parler, de me voir marcher ? Au quotidien, tout ce que je perçois de moi, c’est mon visage au réveil, ma voix et mes mains. Bref : je ne me vois pas.
Je ne me vois pas, et je suis seul·e avec ce que je crois.
J’apparais beaucoup plus féminine que je ne le crois.
Pas parce que je suis “teeellement fem”, mais parce que, je l’avoue avec une certaine pudeur, je n’y crois pas. Je ne vais pas mentir, mon passing est loin d’être parfait, et je suis loin d’être imperméable à la dysphorie. Je ne veux vraiment pas m’attarder sur les détails, mais je tiens cependant à dire, pour contrebalancer ce point, que j’ai encore du chemin. Que je m’y acharne ou que je m’en satisfasse, je ne verrai jamais que la distance entre ce que j’ai et ce que j’aimerais.
Pourtant, une fois de temps en temps, les étoiles s’alignent, et je la vois : la fille dans le miroir. Je vois une silhouette dans les vitrines sombres de l’autre côté de la rue ; je vois une ombre près de moi et je me retournerais presque ; j’aperçois une fille qui porte le même manteau que moi juste avant de comprendre. J’attrape mon inconscient en flagrant déni. La leçon que j’aimerais m’inculquer à moi-même, et cette chose singulière que je suis venu·e raconter ici, elle est toute simple : cette image, je la vois toujours lorsque je m’y attends le moins, et je la trouve toujours plus féminine que je ne le croyais.
Cette surprise vient de la juxtaposition de deux choses : ce que je crois, et ce que je vois. Et tant que je ne me vois pas, il n’y a que ce que je crois.
Et ce que je crois, c’est ce en quoi mon corps et mon inconscient ont été le plus longtemps habitués. Lorsque je me laisse absorber par ce que je fais, que ce soit lire, jouer sur mon ordinateur, regarder une vidéo, travailler sur un texte ou du code, je finis invariablement par perdre toute conscience de moi. Chaque fois, le retour au monde extérieur a pour effet de “rebooter” ma perception de moi, de me laisser sur mon genre “par défaut” : mon genre d’assignation. À charge à moi de réajuster consciemment ma perception de moi-même et tout ce qui en découle : ma voix, mon intonation, mon langage corporel, etc.
Récemment, j’ai fait l’expérience de poser le miroir de ma coiffeuse sur mon bureau, de sorte que je puisse me voir du coin de l’œil en travaillant, ou du moins lorsque j’émerge de mon travail. J’ai les cheveux longs, le menton glabre, et avec un peu de chance deux traits de maquillage. Bref : sans y regarder de trop près, une fille. Résultat flagrant : la voix dans ma tête lorsque je travaille est plus aiguë. Je constate que me percevoir, même occasionnellement, brièvement et partiellement, rappelle à mon inconscient à quoi je ressemble extérieurement, et le fait s’ajuster différemment que “par défaut”.
Voilà. Il m’arrive d’être étonné·e par la féminité de mon reflet. Je n’ai jamais entendu personne parler de ce genre d’expérience dans les cercles trans et non-binaires. Suis-je la seule personne non-cis à ressentir ce “lag” entre ce à quoi je crois ressembler et ce à quoi je ressemble déjà ? Peu probable, mais je pense qu’il y a encore beaucoup de pression cis-normative qui interdisent l’expression de ce genre de nuance dans les expériences de vie transidentitaires.
Qui que vous soyez, entendez ceci : il y a parfois un gouffre entre ce qu’une personne donne à voir, ce qu’elle aimerait donner à voir, et ce qu’elle croit donner à voir. La seule façon de savoir, c’est d’écouter, et de respecter la parole des concerné·es.