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Ce texte est à l'origine une lettre ouverte adressée à ma famille.
Une fois de plus je prends la plume pour parler. C’est mon médium de prédilection, ma zone de confort. J’ai quelque chose d’important à dire, de compliqué. En fait, c’est un mot. Oui, un seul mot. Mais tellement étrange, tellement complexe, tellement… intime. Ce mot, je peux vous le dire maintenant. Fluide. Voilà. C’est facile, de communiquer, hein ? Pas tant que ça, finalement… Alors j’écris.
Seul au monde, nul besoin de mot. Le langage adamique ? La bonne blague ! C’est pour parler ensembles qu’Adam et Eve ont eu besoin de mots. Seul, nommer n’a aucun sens. Un mot, c’est l’EXpression d’une idée : ça sort. Parler, c’est prononcer des mots dans l’espoir, assez vain, que ce mot évoquera une pensée aussi similaire que possible à la sienne chez ceux qui écoutent. Parfois la langue, la culture, le point de vue viennent empêcher, ou au mieux tordre ces idées suscitées. La communication est une illusion. Pourtant, sans mot, que faire ? Chaque humain vivrait seul, loin des autres, autonome, indépendant à l’extrême. Alors il faut jouer le jeu, il faut utiliser des mots, essayer aussi fort que possible de franchir cette barrière gigantesque qui sont les quelques mètres d’une bouche à une oreille, d’un esprit à l’autre, d’un humain à un humain.
Ce mot, c’est un adjectif. C’est un mot qui décrit. Ce sont mes mots préférés. J’aime moins les verbes ; allez, deuxième place. Je trouve les noms souvent creux, ils ont toujours besoin d’au moins un adjectif. Et les adverbes sont des adjectifs déguisés. J’aime les adjectifs parce qu’ils enrichissent, ils détaillent, ils expliquent. J’ai besoin de vous expliquer quelque chose, alors je choisis un adjectif. J’ai envie de vous parler de moi, alors je m’accorde cet adjectif.
Nous, les humains, aimons les étiquettes. Plus que tout. Nous en avons besoin. Nos cerveaux sont incapables d’emmagasiner assez d’information. Alors il faut ranger les idées. Et pour ranger, il faut mettre plusieurs idées par case. Notre cerveau n’a pas suffisamment de cases pour chaque concept ; nos langues ne peuvent pas avoir un mot par pensée. Alors nous rangeons. Et pour ranger, il nous faut des étiquettes. Les étiquettes, c’est rassurant : lorsque nous trouvons une pensée qui a une étiquette, nous la mettons dans la case avec celles qui ont la même étiquette. Mais les pensées ont plusieurs étiquettes, alors nous fabriquons des cases dans les cases. Il y a de grosses cases qui contiennent beaucoup de concepts vaguement similaires. Il y a de toutes petites cases qui ne contiennent que deux ou trois idées très nuancées, parfois une seule.
Nous, les humains, avons peur de l’inconnu. Plus précisément : de l’inconcevable. Tout ce qui ne rentre pas dans une case est terrifiant. C’est normal : si c’est dans une case, c’est connu, et nous savons que ce n’est pas dangereux, ou si c’est le cas, comment s’en protéger. Mettre dans une case, c’est rassurant : quand une idée nouvelle entre dans une case, nous pouvons la traiter comme les autres dans la même case, et elle n’est plus dangereuse. Quand quelque chose nous fait peur, nous nommons : ce n’est pas un monstre, c’est un animal ; ce n’est pas de la magie, c’est de la science ; ce n’est pas une anomalie, c’est une maladie. Nous savons communiquer avec un animal, nous comprenons comment fonctionne la science, nous savons soigner une maladie.
Parfois, ce sont d’autres humains qui ne rentrent pas dans nos cases. Alors nous essayons, par tous les moyens, de les y faire entrer, de leur coller des étiquettes. Parce que sinon, nous ne savons pas comment interagir. Et ne pas pouvoir interagir avec un autre humain, c’est la pire chose qui puisse arriver. Cette incapacité à interagir, ça s’appelle la violence.
Mais parfois nous nous trompons. Nous mettons dans la mauvaise case, nous donnons la mauvaise étiquette. Nous agissons avec un élément comme s’il se comportait comme ceux de la même case, mais il est mal rangé. Nous soignons une émotion, nous analysons un rêve, nous enfermons un humain. C’est une autre forme de violence. Les étiquettes ne sont pas mauvaises en soi, c’est l’utilisation que nous en faisons qui peut l’être. Nous ne pouvons pas nous en passer, alors nous devons être attentifs aux étiquettes que nous donnons.
Il y a des emplacements pour les étiquettes. La taille, le poids, la forme. Les étiquettes sont alors « grand », « léger », « rond ». Pour les humains, il y a, parmi beaucoup d’autres, un emplacement d’étiquette assez spécial : le genre. Facile ! Deux étiquettes, l’une ou l’autre : « homme » ou « femme ». On ne s’embarrasse pas. Deux grandes cases. Lorsque nous rencontrons un autre humain, la première chose que nous faisons, c’est le ranger dans l’une de ces deux cases. C’est tellement pratique, il suffit de savoir comment interagir avec deux sortes d’humains pour pouvoir interagir avec tous les humains ! Notre cerveau adore ça. Avec deux modèles, l’humanité est triée. Quelle efficacité !
Mais à force de rencontrer des humains, nous nous rendons vite compte, en grandissant, que ce modèle n’est pas aussi efficace que ça. Alors il nous faut des cases plus petites à l’intérieur. Mais nous conservons quand même ces deux grosses étiquettes, parce qu’elles sont très pratiques.
Soudain, un humain ne rentre pas dans l’une de ces deux cases. Panique ! Comment interagir ? Impossible ! Violence. Forcer l’une des deux étiquettes ? Violence.
Petit à petit, la société crée de nouvelles étiquettes pour ranger les humains qui sont entre les cases. Récemment, l’étiquette « trans » a permis d’en ranger beaucoup. C’est rassurant, on comprend qu’il y a eu un changement d’étiquette et qu’il faut le/la ranger ici et pas là. Mais il reste encore beaucoup d’humains entre les cases. Alors la société dit « non-binaire » : une case au milieu, ni l’une ni l’autre. C’est encore frais, étrange, mais petit à petit, c’est une case qui se remplit, c’est une étiquette qui s’emploie. Et qui se peuple d’autres petites cases, d’étiquettes nuancées.
Que d’étiquettes ! Laquelle me convient ? Jusqu’à présent, j’avais l’étiquette « homme ». Franchement, je ne l’aimais pas beaucoup. Parce que c’était la même étiquette, la même case que ceux qui m’ont fait du mal. Au collège, c’était surtout les garçons, qui m’embêtaient. Il y a eu quelques filles méchantes et quelques garçons sympas, mais dans l’ensemble je trouvais que ma case était vraiment nulle. Mais comme personne ne m’a demandé mon avis, j’y suis resté. J’ai fait mon possible pour être le plus possible dans les coins de cette case. Comment être un garçon sans être confondu avec CES garçons ? Comment être un homme sans rentrer dans CE moule ? Vu d’ici, je trouve que je m’en suis pas trop mal sortis. Je m’y suis fait, mais vraiment, cette étiquette ne me plaît pas.
Alors quoi ? Changer d’étiquette ? Prendre « l’autre » ? Traverser ? Troquer une très grande case pour tomber dans une autre très grande case ? Jeter tout ce travail d’acceptation, d’adaptation, tout ce temps, cette énergie à repousser un peu les murs de ma case d’origine ? Recommencer à zéro ? Oublier ce que c’est que d’être un homme et apprendre, laborieusement, comme au premier jour, à être une femme ?
Non. Je ne suis pas trop mal, là où je suis, dans le coin de la case « homme ». (Note : je dis non pour moi. C’est une solution parfaitement valable pour d’autres qui se sentent très mal dans leur case d’origine.)
Alors la case du milieu, peut-être ? Cherchons un peu. « Androgyne » ? Non, techniquement. « A-genre » ? Si, pourtant. Compliqué.
Mais récemment, j’ai trouvé une étiquette qui me plaît.
« Fluide ». C’est une étiquette très bizarre. C’est une étiquette qui ne met pas dans une case. C’est une étiquette qui fait changer de case. Pas une fois, comme « trans ». Plusieurs fois. Dans un sens et dans l’autre, et en dehors des deux grandes cases. Incroyable, non ? Les étiquettes enferment dans les cases ; celle-ci libère !
Souvent, comme avec des amis, je me sens à l’aise dans mon coin de case, qui a l’air d’être en peu entre les deux : vêtements noirs, maquillage, cheveux long. Parfois, comme au travail, je me sens très à l’aise en tant qu’homme : pantalon, cravate, cheveux attachés. Récemment, timidement, j’ai joué un peu plus loin du côté de la féminité : jupe, maquillage, chignon…
Mais je ne voudrais rester enfermé dans l’une de ces cases pour rien au monde. Je ne me sentirais pas à l’aise d’aller au travail en jupe. Je n’aimerais pas aller boire un thé en tenue de travail. Et il y a encore d’autres modalités à explorer. Jupe et cravate ? Pantalon et chignon ?
J’aimerais avoir accès à l’ensemble du spectre du genre, d’un extrême à l’autre, et à toutes les nuances au milieu et en dehors. Pouvoir être l’un, l’une et l’autre, au besoin, à l’envi.
À ceux qui ont peur de me mégenrer, sachez ceci : vous ne pouvez pas me mégenrer. « Il », « elle », même « iel » si ça vous chante, c’est comme vous voulez, comme ça vous plaît, comme ça vous vient.
Voilà. J’ai trouvé cette étiquette, « gender fluid », et elle me plaît beaucoup.
Merci à vous toustes de m’avoir accepté jusqu’ici. Vous m’avez donné la confiance de faire un pas de plus.