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À mon avis, le mot « genre » est devenu trop flou dans le jeu de langage auquel nous participons toustes. Parle-t-on de performance sociale, d’organes génitaux, de chromosomes ? Oui, je sais ce que le dictionnaire a à dire de ce mot. Oui, je sais comment il devrait être employé. Oui, je sais ce que l’on devrait toustes entendre lorsqu’il est employé. Sauf que tout le monde ne l’entend pas forcément comme il devrait l’être. Et, au final, qui, de cellui qui parle ou de cellui qui écoute, devrait choisir le sens des mots ? Qui, du dictionnaire ou de l’usage, doit vaincre ? Employer un mot ne devrait avoir qu’un seul but : convoyer un sens d’une personne à une autre. Et si mon but est bel est bien de vous faire comprendre ce que je suis, et si nos dictionnaires divergent un tant soi peu au chapitre « genre », si nos langues sont un tant soi peu étrangères autour de ce sujet, alors je ne peux employer ce mot.
Quel est mon « genre » ? Je ne peux pas répondre à cette question. Mais quelle est la vraie question ? Ou, plus exactement, quelles sont les vraies questions ?
Comment est-ce que je préfère m’habiller ? Voilà une question que tout le monde comprend. Mais si je réponds « comme un homme » ou « comme une femme », nous retournons au même problème. Comment s’habillent – ou devraient s’habiller – les hommes et les femmes ? Et même s’il était possible de répondre à cette question, dans quel pays, à quelle époque, suivant quelle mode ? Comment est-ce que je préfère m’habiller ? J’aime les vêtements amples autour des jambes, serrés autour du ventre et de la poitrine ; j’aime porter du noir et du violet, des boucles d’oreilles longues et des colliers qui serrent le cou ; j’aime peindre mes ongles et cerner mes yeux de noir ou de couleurs sombres ; je préfère que mes cheveux soient longs et lâchés. Dans la société dans laquelle je suis né·e, une personne qui se présente ainsi a de grandes chances d’être considérée comme une femme. Dans un autre pays ou à une autre époque, il aurait pu en être autrement. En outre, il est entièrement possible de respecter tous les critères que je viens d’énoncer et de paraître indéniablement masculin. Je l’ai fait pendant longtemps.
Est-ce que la manière dont je m’habille fait de moi une femme (ou un homme) ? À vous de voir, selon le sens que vous mettez dans ce mot. (Personnellement, je répondrais « non ».) Est-ce que je fais tout ça pour être perçu·e comme une femme (ou comme un homme) ? En partie, oui, pour des raisons de sécurité, car il est dangereux, dans notre société actuelle, de ne pas se conformer à l’une des deux normes de genre. Il y a certains éléments de ma présentation avec lesquels je serais sûrement plus détendu·e s’il n’y avait pas ce risque de maltraitance des personnes trans et non-binaires. Mais, globalement, je ne changerais pas grand-chose à mon apparence dans une société post-genre.
Pourtant, il y a des fois où je change radicalement la manière dont je m’habille. Je cherche à rentrer indéniablement dans une case ou l’autre, ou bien je mélange les marqueurs de genre, ou bien encore je sors complètement de toute logique. Why? For fun and profit!
Dans tous les cas, dans toutes les situations et sous toutes les coutures, la manière dont je m’habille est entièrement décorrélée de mon « genre », quel qu’il soit.
Quels sont mes pronoms ? Comment doit-on me genrer ? (Pardon, nous n’avons pas le droit au mot « genre », donc : « comment doit-on accorder les adjectifs qui se réfèrent à moi ? ») La réponse simple est : « elle / accords féminins ». En partie pour des raisons de sécurité, mais en grande partie parce que, si la seule alternative est « il / accords masculins », je le vivrais comme un effacement de trop de choses que j’ai voulues, obtenues, vécues et subies. Dans un monde idéal, je préférerais employer le neutre, mais ni notre langue ni notre société ne le permet de manière simple et sécure. (En anglais, et questions de sécurité mises à part, je choisirais « they / them » sans hésiter.) J’aimerais bien porter « iel » et utiliser des accords neutres (c’est d’ailleurs ce que je fais dans ces articles), mais j’ai peur que les personnes qui ne sont pas familières avec les néopronoms me mégenrent plus souvent que si je demandais simplement du « elle ». Sans compter les présentations fastidieuses, les questions maladroites, expliquer « lea », « ellui », « cellui », subir les pauses, les hésitations, les rattrapages embrouillés ou agacés. Si je pouvais commencer une conversation avec « Bonjour ; Kali, iel » sans que personne ne hausse un sourcil ni ne fourche une seule fois, je le ferais.
Et quand je me déguise en garçon ? Oui, dans ce cas particulier, je veux bien qu’on dise « il » ou qu’on me trouve « beau ». Mais comment les personnes qui m’entourent peuvent être sûr·e·s que c’est bien le cas ? Comment genrer correctement une personne fluide ? Compliqué, hein ? Bref, dans l’idéal, « iel », pour faire simple, « elle ».
Dans tous les cas, et quel que soit le choix que je fais (et refais) chaque fois que je me présente, les pronoms que j’aimerais que l’on emploie pour moi sont entièrement décorrélés de mes vêtements, de mon maquillage ou de mon corps.
Quel est mon corps idéal ? Visiblement, pas celui-ci. « Mais si tu es [étiquette de genre A], pourquoi est-ce que tu veux / refuse [intervention médicale B] ? » Parce que ces deux choses sont entièrement décorrélées. Je peux fermer les yeux et construire en esprit le corps qui serrait le plus confortable pour moi à habiter. Fort malheureusement, il est très loin de celui avec lequel je suis né·e. D’ailleurs, c’est aussi le cas pour certaines personnes cis ; la dysmorphie ne concerne pas que la transidentité. Mais comment distinguer ce qui vient de cette inadéquation intime entre la perception de son propre corps et sa réalité, ou des stéréotypes de genre et des canons de beauté imposés par la société ? Qu’il s’agisse de musculation, de régime, de traitement hormonal ou de chirurgie, la réponse est la même : c’est compliqué. Chacun·e doit tenter d’écouter sa propre voix intérieure, noyée dans le bruit extérieur, de démêler le bonheur qui provient (et proviendrait) de l’euphorie intime et celui qui vient (et viendrait) de la reconnaissance sociale, et de mettre dans la balance ces bonheurs, sa propre sécurité, et la simple faisabilité, parfois économique, que ces changements impliquent.
J’ai fait ce travail sur moi-même. J’ai démêlé l’intime du social. J’ai construit cette projection idéale. Et je travaille à l’atteindre. Cet idéal n’est peut-être pas ce que vous auriez attendu de la part d’une « femme trans » ou d’une « personne non-binaire et genderfluid », autant pour ce que je veux changer que ce qui me convient parfaitement.
Pour être tout à fait honnête, lorsque j’ai eu terminé ce travail d’introspection, j’en ai pleuré. J’aurais aimé une autre réponse. J’aurais aimé que mon corps me soit tolérable tel qu’il est. J’aurais aimé m’épargner toutes les épreuves déjà derrière moi et celles que je m’apprête à traverser. Malheureusement, si je suis parfaitement sincère avec moi-même, en l’absence de toute influence ou pression sociale, en l’absence de toute peur ou de toute limite logistique ou financière… la réponse n’est pas facile à entendre, même pour moi.
Mais en aucun cas les interventions médicales (esthétiques, hormonales, chirurgicales, etc) que je souhaite ou refuse ne sont liées à quoi que ce soit d’autre que cette cruelle nuance entre le corps que j’ai (et que je n’ai pas choisi) et celui que je souhaite (et que je n’ai pas choisi de souhaiter).
Toutes ces choses sont tellement décorrélées les unes des autres qu’elles se retrouvent parfois à travailler en opposition. Par exemple, si je veux être vestimentairement fluide, avoir des seins ou une barbe (ou une absence de ceci ou de cela) sera une limitation à certains passings (à ma capacité à passer pour l’un ou l’autre des deux genres traditionnels). Pour vous livrer une anecdote plus spécifique, ce qui m’a fait commencer l’épilation laser du visage bien avant le traitement hormonal fut de voir ce que des personnes assigné·e·s femmes à la naissance étaient capables de faire sans la moindre assistance médicale. « Oui, ma barbe me manquera les rares fois où je voudrai me déguiser en garçon, mais non seulement elle me gêne beaucoup le reste du temps, il est aussi largement possible de passer pour un garçon avec un menton parfaitement lisse. » Et c’est vrai pour beaucoup, beaucoup d’autres choses.
Mon corps ne m’empêchera jamais de m’habiller comme j’en ai envie (moyennant quelques éventuels artifices). Les pronoms que je demande ou les comportements genrés que j’adopte ne disent rien de ma dysphorie anatomique. Je suis non-binaire, genderfluid, « elle », « iel » pour les intimes, je porte du maquillage et une cravate si je veux, ma voix grave n’autorise personne à me mégenrer, ma dysphorie n’a besoin d’aucune justification, rien n’a besoin de ma dysphorie comme justification, et je ne trahis rien ni personne les jours où j’ai envie d’avoir un passing lisse et binaire.